CHAPITRE VI

Ray ne doit pas m’accompagner à Los Angeles, je le sens au fond de moi. Mais le soir venu, alors qu’il se réveille et que je lui explique ce qu’il se passe à L.A., il insiste pour venir avec moi. Pourtant, la perspective de vampires supplémentaires lui fait si peur ! Et sa peur me brise le cœur, bien qu’intellectuellement, je partage son opinion. Il est sincèrement persuadé que nous sommes des créatures diaboliques, mais il dit aussi qu’à deux nous serons plus forts, et je sais que son calcul est juste : il se peut que j’aie besoin de lui, à un moment critique. Et puis, si je ne l’emmène pas avec moi, je sais qu’il passera une autre nuit sans se nourrir. Combien de temps peut-il survivre ainsi, je n’en sais rien… Personnellement, je peux endurer six mois de jeûne. Enfin, tant que d’autres vampires ne tentent pas de me poignarder, évidemment…

Pressés d’arriver à Los Angeles, et sans prendre le temps de nous alimenter, nous fonçons vers le sud à bord de mon Learjet. Mais dès que nous avons atterri, j’annonce à Ray que nous allons nous mettre en chasse. A contrecœur, il accepte, et je dois lui promettre que nous ne ferons de mal à personne. C’est le genre d’engagement que je n’aime pas prendre : avec les grosses veines et les artères, on n’est jamais à l’abri d’éventuelles complications.

Nous nous rendons à Zuma Beach, au nord de Malibu. Les plages ont toujours été ma réserve de victimes préférée : des touristes, des sans-abri, des ivrognes – autant de catégories de population dans lesquelles la disparition d’un individu ne se remarque pas tout de suite. De toute façon, je ne tue que rarement mon plat du jour, depuis que je crois aux miracles, ou que je suis tombée amoureuse de mon hésitant comte Dracula, ce qui revient au même. En fait, au XVe siècle, en Transylvanie, pendant la guerre contre les Ottomans, j’ai vraiment rencontré Vlad l’Empaleur, qui a inspiré le personnage mythique de Dracula, et qui n’a jamais eu les terribles canines que la légende lui attribue. Au contraire, une visite chez le dentiste lui aurait fait le plus grand bien : il avait les dents pourries, et une haleine des plus fétides. Et ce n’était pas un vampire, tout juste un catholique fanatique, doté d’un penchant fétichiste pour la décapitation, qui m’avait proposé une promenade dans sa calèche. J’ai le chic pour attirer les hommes qui sortent de l’ordinaire.

En roulant le long de la côte, je repère un jeune couple sur la plage, amoureusement enlacé sur un sac de couchage. Personne en vue à un kilomètre à la ronde. Je me dis qu’on tient notre casse-croûte, mais Ray n’est pas d’accord. Il n’est jamais d’accord. Si nous formions un couple normal déjeunant au restaurant, je parie qu’il trouverait toujours à redire au menu. Quand on est un vampire, on ne peut pas se permettre d’être difficile… Mais vous vous posez peut-être des questions – les maladies transmissibles par le sang ? Le sida ? Aucune importance, rien de tout ça ne peut nous affecter. Notre sang est une sorte de soupe noire et acide, qui dissout instantanément tout ce que touchent nos canines. Le jeune couple sur la plage me paraît heureux et en bonne santé, et c’est justement le groupe sanguin que je préfère : je suis sensible aux vibrations vitales de ceux dont je me nourris, c’est vrai. Une fois, j’ai bu le sang d’un célèbre chanteur de rap, et j’ai eu la migraine pendant une semaine.

— Qu’est-ce que tu leur reproches ? dis-je à Ray tout en garant la voiture quelques dizaines de mètres plus loin.

Les deux jeunes gens se trouvent derrière nous, en contrebas, pas très loin de l’eau. Les vagues sont grosses, c’est marée haute.

— Ils ne sont pas beaucoup plus âgés que moi, dit-il.

— Ah bon ? Tu préférerais avoir affaire à des octogénaires ?

— Tu ne comprends pas ce que je veux dire…

— Si, je comprends. Ils te rappellent la vie que tu as laissée derrière toi. Mais j’ai besoin de sang, et je ne devrais pas avoir à t’expliquer tout ça. La nuit dernière, j’ai été gravement blessée, et quand je suis rentrée à la maison, il a fallu que je te nourrisse.

— Je ne t’ai rien demandé.

Je lève les yeux au ciel.

— Et moi, je n’ai pas demandé à te voir mourir. Je t’en prie, Ray, finissons-en, et occupons-nous de l’affaire qui nous intéresse.

— Comment allons-nous procéder ?

J’ouvre ma portière.

— Très simplement. On va se jeter sur eux, les immobiliser, et boire leur sang.

Ray agrippe mon bras.

— Non, on va les terrifier, et ils se précipiteront chez les flics.

— La police de cette ville a des choses beaucoup plus importantes à faire que s’occuper de deux petits jeunes hystériques.

Mais Ray est têtu.

— Il te faudrait seulement quelques minutes pour les mettre à l’aise et les hypnotiser. Comme ça, ils ne souffriraient pas.

Debout à côté de la voiture, je lui crie :

— Tu préférerais que je souffre !

A son tour, Ray s’extirpe du véhicule.

— Non, Sita, je préférerais jeûner.

Je le rejoins et lui prends la main – deux jeunes gens charmants qui se promènent en amoureux. Mais j’ai perdu ma bonne humeur.

— Tu préférerais que ce soit moi qui souffre, dis-je à nouveau.

Absorbés par leur exploration anatomique mutuelle, le garçon et la fille ne remarquent même pas que nous nous rapprochons. Je lance à Ray un regard excédé. Ce sont ces deux-là qu’il veut que j’hypnotise ? Il hausse les épaules – il voudrait peut-être que je les anesthésie avant de leur trancher une veine ? Ma patience a des limites. Arrivée tout près du couple d’amoureux, j’attrape le sac de couchage et tire violemment. Ils décollent – littéralement. Retombant durement sur le sable, les deux jeunes me regardent comme si j’allais les mordre. Les mordre.

— Nous allons vous agresser, leur dis-je. Mais il s’agit d’une agression d’un genre nouveau : on ne va pas vous faire de mal, et on ne va pas vous prendre votre argent. Mais vous allez nous rendre un grand service. Restez calme, tout sera terminé dans dix minutes.

Ils refusent de rester calmes, ce qui m’est complètement égal. Je pousse la fille dans les bras de Ray, et je me jette sur le garçon. Maintenant d’une main ses bras dans son dos, je n’essaie même pas de l’empêcher de crier : le bruit des vagues couvre ses hurlements. Et même si quelqu’un l’entendait, ce serait pareil. A Los Angeles, si la terre se mettait à trembler, les gens penseraient qu’il s’agit d’une vibration harmonique collective, tendance New Age. Quelques hurlements à Zuma Beach n’ont jamais inquiété quiconque, mais je finis par couvrir de ma main libre la bouche du jeune homme.

— J’aime manger en silence, dis-je. (Jetant un coup d’œil à Ray en train de lutter – alors qu’il est bien plus fort qu’elle – avec la fille qui se débat, je lance :) C’est encore pire, si tu traînes.

— Je fais ce que je veux, réplique-t-il.

Je lui réponds d’un grognement. Fermant les yeux, je tranche d’un coup d’ongle – celui du pouce – une veine du cou de ma victime, je presse mes lèvres sur la chair béante et j’aspire. J’ai sectionné la carotide, et le sang bouillonne dans ma bouche. C’est bon comme du chocolat chaud sur de la glace à la vanille. Inerte, le jeune homme se laisser aller entre mes bras, et commence à jouir de la sensation. Pour moi et ma victime, l’acte que je suis en train d’accomplir peut être d’une intense sensualité. Je sais qu’il a l’impression que chacun des nerfs de son corps est soumis à la caresse d’un millier de doigts. Et le flot de sang dans ma bouche coule à la manière d’une rivière chaude. Mais si je le décide, une telle expérience peut être terrifiante pour ma victime. Quand j’en ai eu fini avec Slim, par exemple, je sais que l’enfer lui aurait semblé un paradis, à côté de ce qu’il venait d’endurer.

Bien sûr, aucune des victimes que j’ai simplement mordues ne devient un vampire. Pour provoquer la transformation, il faut qu’il y ait une grande quantité de sang échangé. Je me demande si Eddie Fender a des seringues…

Concentrée sur la restauration de mes forces, je ne remarque pas immédiatement que nous ne sommes plus que trois au lieu de quatre. Ouvrant les yeux, je m’aperçois que la fille a échappé à Ray. Elle est en train de s’enfuir à toute vitesse, traversant la plage en direction des marches en béton qui mènent à la route.

— Qu’est-ce que c’est que cette embrouille ! m’écriai-je.

Ray hausse les épaules.

— Elle m’a mordu la main.

— Poursuis-la. Non, je m’en occupe. (Je lui passe le jeune homme, extatique.) Finis-le. Tu peux encore en tirer un bon demi-litre.

A contrecœur, Ray s’en saisit.

— Il est à bout de forces.

— Tu ferais mieux de te soucier des tiennes ! lançai-je par-dessus mon épaule tout en m’élançant à la poursuite de la fille.

Elle a déjà parcouru une centaine de mètres, et elle s’apprête à bondir sur les marches - je me demande pourquoi elle ne s’est pas encore mise à hurler, et j’en déduis qu’elle est en état de choc. Elle n’est plus qu’à trois mètres de la route quand je lui saute dessus et la tire violemment en arrière pour lui faire dégringoler les marches. Mais elle offre plus de résistance que prévu. Pivotant sur elle-même, elle me balance son poing dans la poitrine, et à ma grande surprise, le coup est extrêmement douloureux. Elle m’a frappée à l’endroit où le pieu avait pénétré dans ma cage thoracique, mais je ne lâche pas prise.

— Ça va faire mal, frangine, dis-je à la fille, qui me fixe de ses yeux terrifiés.

Ma main droite immobilise son bras, la gauche se plaque sur sa bouche, et l’ongle de mon pouce lui tranche la carotide. Encore plus assoiffée que tout à l’heure, je bois le flot écarlate comme si c’était l’élixir de la vie éternelle – ce qu’il est, d’ailleurs. Pourtant, ni l’hémoglobine ni les globules blancs ou rouges ne garantissent au vampire sa longévité : c’est la vie – ce miracle qu’aucun scientifique n’a jamais été capable de reproduire dans son laboratoire – qui fait de tout autre nourriture un bien pâle ersatz. Mais m’abreuver au cou de cette fille n’a rien d’érotique – c’est dégoûtant. Avec l’horrible impression d’être en train d’avaler, et en une seule gorgée, l’équivalent liquide de la douleur physique et de la lassitude mentale qui me tenaillent, je bois le sang de cette fille comme si sa vie était une récompense pour tous les êtres malfaisants que j’ai été forcée d’éliminer.

Mais la soif trouble même mon sens du bien et du mal. Ma vaste expérience, pour une fois, me fait défaut, et je sens soudain que Ray me secoue en me disant de lâcher la fille. Ouvrant les yeux, j’aperçois son compagnon, endormi sur le sable à une centaine de mètres de nous, qui se remet paresseusement de sa rencontre imprévue avec deux créatures des ténèbres. Il se réveillera avec un bon mal de crâne, rien de plus. Par contre, la fille dans mes bras, c’est une autre histoire : exsangue, plus froide que le sable de la plage, elle râle, et son cœur bat de plus en plus faiblement. M’accroupissant, je la couche sur le dos, et Ray s’agenouille en face de moi. Il secoue la tête. La culpabilité que je ressens soudain est un dessert au goût bien amer.

— Je n’ai pas fait exprès, dis-je. Je me suis laissée emporter.

— Elle va s’en sortir ? me demande Ray.

Plaçant la main sur sa poitrine, ce que je sens de son pouls m’en dit plus long qu’aucune unité de soins intensifs, même bourrée des moyens techniques de réanimation les plus modernes. Et c’est là que je me rends compte que la fille a un problème cardiaque – l’aorte droite est touchée, peut-être à cause d’une maladie infantile. Je ne l’ai donc pas saignée à blanc, mais j’ai prélevé plus de sang que je n’aurais dû, et la combinaison de sa faiblesse anatomique et de mon avidité font qu’elle n’en a plus pour longtemps.

— Ça s’annonce mal, dis-je.

Ray lui prend la main, un geste qu’il n’a pas fait avec moi depuis plus d’un mois.

— Tu ne peux vraiment rien faire pour elle ? me supplie-t-il d’une voix angoissée.

Je suis impuissante.

— Faire quoi ? Je ne peux pas remettre dans ses veines le sang que je lui ai pris. C’est trop tard – tirons-nous d’ici.

— Non ! On ne peut pas la laisser comme ça. Sers-toi de ton pouvoir. Sauve-la, tu m’as bien sauvé, moi.

Je ferme les yeux une seconde.

— Je t’ai sauvé en faisant de toi un vampire, mais elle, je ne peux pas la transformer.

— Mais elle va mourir.

Je le regarde.

— Tous ceux qui naissent doivent mourir un jour.

Ray refuse d’admettre la situation.

— Il faut qu’on l’emmène à l’hôpital. (Il fait mine de la soulever.) Ils lui feront une transfusion, et elle s’en sortira peut-être.

Je l’arrête, retirant gentiment, lentement, ses mains du corps de la fille. Croisant les bras de ma victime sur sa poitrine, j’écoute son cœur qui s’affole. Mais je garde un œil sur mon amant, guettant la haine sur son visage, ou une expression indiquant qu’il a compris que la créature avec laquelle il va passer le reste de l’éternité est une sorcière. Mais Ray a seulement l’air triste, très triste, et d’une certaine façon, pour moi, c’est encore pire.

— Elle va mourir, lui dis-je. Inutile de la transporter dans un hôpital, elle ne le supporterait pas. Je n’ai pas remarqué qu’elle avait le cœur malade, et j’avais tellement besoin de reprendre des forces – je suis allée trop loin, ça peut arriver, je ne suis pas parfaite. On ne m’a pas créée ainsi. Mais si ça peut te consoler, je suis vraiment navrée qu’elle meure. Si je pouvais la ramener à la vie, je le ferais, mais Krishna ne m’a pas donné ce don. (Et j’ajoute :) Je tue, c’est tout.

Pendant une brève minute, Ray écoute la fille respirer, puis elle râle doucement, et semble s’étrangler, arquant le dos au-dessus du sable. Puis plus rien. Je me relève et je prends Ray par la main en silence, pour le ramener à la voiture. Il y a déjà longtemps, j’ai appris que la mort ne se discute pas. Ce serait comme parler des ténèbres : les deux sujets sèment la confusion dans les esprits – surtout dans les nôtres, qui sommes destinés à vivre dans une nuit éternelle. Tous ceux qui naissent doivent mourir un jour, me dis-je en me rappelant les mots de Krishna. Tous ceux qui meurent renaîtront un jour. Dans sa profonde sagesse, il a prononcé les mots qui consolent ceux qui ont vu le jour dans Kali Yuga, l’ère dans laquelle nous vivons à présent, l’âge sombre. C’est étrange : alors que nous remontons en voiture pour repartir, je n’arrive plus à me souvenir de ses yeux, de leur couleur exacte. Le ciel est brumeux. Les étoiles, la lune – encore invisibles. Etre jeune, je ne sais pas ce que ça signifie. Tout est sombre, vraiment.